
Physique quantique, quand la lumière ne fait plus de vague…
Des physiciens ont observé que certaines perturbations dans un condensat de lumière-matière ne se propagent pas comme des ondes sonores, mais se diffusent comme un nuage de thé dans l’eau. Ce comportement théorisé dans les années 1970 vient d’être mis en évidence expérimentalement au laboratoire Kastler Brossel (Paris), en collaboration avec des équipes italiennes et belges. Une percée fondamentale qui éclaire le comportement quantique des systèmes hors équilibre.
Et si lors d’une perturbation, les ondes ne se propageaient pas – comme la surface de l’eau déformée par un ricochet – mais se diffusaient – comme le thé qui infuse ? Ces deux dynamiques très différentes ont été mises en évidence par une équipe du laboratoire Kastler Brossel (LKB) à Paris (ENS - Sorbonne Université - Collège de France), en collaboration avec des collègues des universités de Trente (Italie) et d’Anvers (Belgique), à l’échelle quantique ! Leurs résultats font l'objet d’une publication le 2 mai 2025 dans la revue Nature Physics. Ils concrétisent un phénomène quantique théorisé dans les années 1970.
Pour leur étude, les physiciens se sont intéressés à la perturbation de la lumière dans un dispositif particulier. “D’ordinaire, on ne peut pas faire interagir la lumière avec elle-même, confie Maxime Jacquet, chercheur postdoctorant au LKB et co-auteur de l’étude. Si vous essayez de faire entrer en collision deux photons d'une même source de lumière, ça ne va jamais marcher.” Ils ont donc créé un système pour rendre la lumière perturbable.
Des particules hybrides mi-lumière mi-matière
Ils ont d’abord envoyé un faisceau de lumière dans un matériau semi-conducteur pour former des polaritons, particules hybrides entre photon (mi-lumière) et électrons (mi-matière). L’ensemble des polaritons forme un “condensat de Bose-Einstein” dans lequel il est impossible de distinguer les polaritons les uns des autres. Et c’est la réaction de ce condensat à une perturbation qui intéresse les physiciens.
On peut comparer la formation du condensat de polaritons à la condensation de la vapeur d’eau en gouttelettes. Dans les deux phénomènes, il y a une transition de phase : un moment où le système change d’état. Quand elle se condense, l’eau passe d’un état gazeux à un état liquide, et cela se fait si la température descend sous les 100 °C, à pression ambiante. En physique des particules, d’autres points de bascule peuvent être responsables d’une transition de phase. Dans le système créé par les physiciens du LKB, les photons passent d’un état de particules individuelles à un condensat : un état de la matière où un grand nombre de particules se comportent comme une seule onde quantique cohérente.
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Dans les années 1970, les travaux des physiciens Yoichiro Nambu et Jeffrey Goldstone font émerger la théorie suivante : dans les systèmes à l’équilibre, les transitions de phase s’accompagnent de l’apparition d’ondes, appelées “modes (*) de Nambu-Goldstone”, qui se propagent comme des ondes sonores. Mais si le système est hors équilibre, ces mêmes modes ne se propagent plus : ils se diffusent !
Et c’est exactement ce qu’a observé Ferdinand Claude au cours de sa thèse au sein de l’équipe d’Alberto Bramati, au LKB : “Si un système isolé [c’est-à-dire qu’il n’y a aucun échange de matière ni d'énergie avec l’extérieur, ndlr] est perturbé, dans certaines conditions, sa réaction sera de produire du son. Comme lorsqu’une pierre tombe dans l'eau, elle écarte en quelque sorte les molécules environnantes, créant des ondes de pression, donc du son”, illustre Maxime Jacquet. Mais le physicien explique que, dans leur situation, “le système n’est pas isolé de l’environnement. Il y a des photons qui entrent, des photons qui sortent. Quand nous perturbons notre condensat de Bose-Einstein avec un deuxième laser, sa réaction est dissipative. Le signal lumineux montre de la diffusion… comme pour l’eau qui devient du thé lorsque je mets le sachet à infuser”.
À gauche : la propagation du son est caractérisée par une croissance linéaire de l’énergie en fonction de l’angle d’incidence de la lumière [© Physical Review Letters (2022)] alors que le mode de Nambu-Goldstone d’un condensat de polaritons hors équilibre est caractérisé par un plateau très intense (à droite) qui indique que les perturbations se diffusent [© Nature Physics (2025)].
Mais comment les physiciens ont-ils pu observer cette différence dans le comportement des ondes lumineuses ? Revenons sur le dispositif qu’ils ont utilisé en laboratoire.
Un faisceau laser traverse une cavité formée par deux miroirs se faisant face, et contenant un matériau semi-conducteur. Le rayon lumineux interagit avec le matériau et un condensat de polaritons se forme à la l’intérieur de la cavité. Puis, les photons finissent par sortir du dispositif. Les physiciens mesurent l’intensité et l’angle de la lumière à la sortie de la cavité. Le spectre lumineux formé à l’issue de l’expérience reflète le comportement des ondes à l’intérieur de la cavité. “Chaque photon parcourt ce chemin à l’échelle de la picoseconde [10⁻¹² seconde, ndlr]”, révèle Maxime Jacquet. “La cavité mesure approximativement 300 micromètres [un micromètre équivaut à 10⁻6mètre, ndlr] d'épaisseur et 5 x 7 millimètres de côté. Mais l'expérience elle-même se fait sur une grosse centaine de micromètres (la taille du faisceau laser).”
Ensuite, les scientifiques ont perturbé le condensat de polaritons avec un deuxième laser et ils ont observé l’effet de cette perturbation sur le signal lumineux à la sortie. Selon la forme du spectre, ils déduisent s’il s’agit d’un comportement d’onde sonore ou d’un phénomène diffusif (le graphe qui se trouve en bas à droite de l’illustration ci-dessus est la “signature d’une diffusion”, explique Maxime Jacquet).
En route vers la supersolidité
Au-delà de valider par l’expérience les travaux des théoriciens Nambu et Goldstone, cette publication du LKB est importante pour la physique fondamentale. Elle apporte de nouveaux éléments de compréhension sur le fonctionnement des transitions de phase des systèmes quantiques hors équilibre tels que les lasers. Par ailleurs, Alberto Bramati, directeur de l’équipe du LKB, souhaite étendre le dispositif pour étudier une autre transition de phase : la supersolidité. “Les supersolides sont observés depuis 2019 dans les condensats de Bose-Einstein atomiques, et récemment ont été mis en évidence dans les polaritons. Nous aimerions bien les étudier en détail dans notre condensat de Bose-Einstein de polaritons.”
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Par Alice Carliez
Crédit illustration : Pixabay
(*) Un mode est une manière de représenter le mouvement coordonné de particules. En l'occurrence, si le déplacement de tous les polaritons est sinusoïdal et que toutes les particules se déplacent à la même fréquence, alors ils forment un mode de Nambu-Goldstone.
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